A cette époque, les banquiers ne gagnaient pas assez d'argent dans la banque, et étaient obligés d'accomplir des basses tâches alimentaires, pour boucler leurs fins de mois. C'est ainsi qu'une partie d'entre eux devint artiste, et en particulier, chanteur d'opéra. Très appréciés sur les planches, il faisaient cette corvée dans un souci tristement et exclusivement alimentaire, et comptaient les heures qui les séparaient de leurs précieux livres de comptes. Il faut imaginer avec quelle mort dans l'âme ils abandonnaient leurs hypothèques, leurs crédits et leurs juteux agios pour se consacrer à l'art des planches ! Pourquoi l'opéra ? Sans doute que c'est un travail qui ne nécessite aucun talent, aucune connaissance, peu de technique et une solide imbécillité, qualités qu'ils possédaient naturellement ... C'était aussi à l'époque le domaine où il fallait manger beaucoup, être horriblement gras, double-menton, poitrine tombante et flasque, démarche lourdaude, pour réussir, et là ils étaient imbattables : les déjeuners entre collègues les gavaient depuis tant d'années déjà... Ils étaient en tous cas fort appréciés du public, qui goûtait leurs prestations arrogantes et débiles, influencées par leur technique de pêche au client, dont on connait la brutalité et l'hypocrisie sans égal.
Mais le public ne pouvait imaginer quelle souffrance se cachait derrière ces cabrioles facétieuses, ces arias pleines de grâce, ces meurtres grandiloquents avec ces épées de pacotille, ces roucoulades forcées.
Combien de loyers impayés, d'augmentations opaques de frais, de détournements subtils, et de crédits refusés devaient attendre, sagement, que leur maître, le maître des lieux, puisse réapparaître enfin leur redonner vie ?

 

Certaines maisons d'opéra offraient un bonus à la fin du spectacle, "le tir aux banquiers" : en voici le joyeux modus operandi.

 

A la fin de l'opéra on ferme les coulisses, les sorties de secours, et le banquier est seul sur scène, à la merci du public. Là, honneur aux pauvres : depuis le poulailler, ils peuvent jeter ce qu'ils veulent sur l'idiot qui il y a cinq minutes pavanait en costume moulant, qui maintenant péniblement saute, galope, se recroqueville dans son armure en carton pour éviter les couteaux, pioches, pelles, flèches, lames en tous genres. Le vacarme, la joie, les cris du public dépassent de loin, on peut m'en croire, les airs poussiéreux qu'il a infligés aux vieilles sourdes juste auparavant !
Une fois cette première salve terminée, si le banquier est encore gaillard, c'est au tour du parterre de jeter les projectiles les plus contondants possibles.
Il faut dire que ce public, privilégié, y met moins de cœur. Mais en général le banquier est soit déjà blessé, soit au moins épuisé, cela compense.
Le chanteur-banquier occasionnel a peu de chances de s'en sortir, il faut le dire. D'ailleurs, eut-il cherché à fuir, par le parterre (c'est la seule issue) il aurait été rattrapé immédiatement et lynché par la foule hurlante : hors de l'arène point de règles, il sera déchiqueté par le public avec les dents si nécessaire.
Peu en réchappaient, et du reste, peu tentaient cette sortie émi-nemment risquée.
Non, le seul salut du chanteur-banquier, c'est de courir, courir, courir, de sauter et encore courir, jusqu'à épuisement des armes !

 

S'il s'en sort.

 

Si, au bout d'un moment les projectiles s'espacent sans qu'il ait été touché mortellement, s'il peut s'avancer jusqu'à l'avant-scène sans boiter, c'est pour lui la victoire, la liberté. Il reste longtemps, tout près du public dompté, fièrement, hors de danger, alors que les cris atteignent un paroxysme de haine. Mais il est trop loin pour que les crachats qui pleuvent drus devant lui ne l'atteignent. Alors, les portes s'ouvrent, et là, lentement, il enlève son armure en carton, son chapeau de Guillaume Tell, découvrant la calvitie lissée pendant des années de calculs scabreux, révélant son costume sombre un peu chiffonné mais qu'il ne quitte jamais, il ramasse son attaché case, resserre sa cravate, et marche dignement vers la sortie, sort avec majesté, goûtant jusqu'au dernier centimètre de l'espace reconquis, il marche, oui, dignement, sous les huées de la foule en délire, le front haut, déjà porté par le rêve de quelque sicav, hedge fund, diner avec un collègue mafieux ou autre, stock option et quelque obscène banqueroute juteuse.

 

Cette belle tradition est morte avec l'arrivée du banquier suprême : le Grand Neutre.
Pour défendre les banquiers en difficulté, Les Neutres qui régnèrent entre 1233 et 1449 AG déployèrent un arsenal législatif inédit appelé : le code civil. Le régime Neutre était un régime totalitaire, où depuis une chambre de 232 banquiers-militaires, un triumvirat de traders-généraux alternait à la tête de l'Etat selon des permutations précises et complexes quoique complètement inutiles puisque tous les banquiers militaires étaient les mêmes, permutations définies par la bourse et le vote du peuple. Le premier d'entre eux, Popol-Nul le Neutre, banquier de naissance, (dit le Grand Neutre), très amoureux de son voisin de palier, le Général Nullard, instaura un régime très favorable aux banquiers, avec l'appui de l'armée, appelé : Opération Sourire. Pendant ces années la pratique de la musique fut sinistrée : point de chorale à l'école, la radio ne diffusait que des symphonies dans des tonalités majeures, et le plus souvent à l'envers, et en tous petits morceaux. Le peuple connaissait par cœur toutes les appellations des accords de SI Bémol majeur, mais sans avoir le droit de risquer aucune modulation. Les rêves les plus fous se créaient chez quelques audacieux, refoulés aux frontières suisses, (Suisse où les banquiers libres se réfugiaient sous de faux noms et de fausses moustaches) qui envisageaient de s'enfuir en voilier vers des mers lointaines pour fonder des colonies de chambristes, où les quatuors à cordes dans des tonalités sombres et peu usitées pouvaient s'épanouir. Malheureusement ces tentatives échouaient le plus souvent dans le sang, et on retrouvait des violoncellistes accrochés au radeau de leur instrument démonté dans des mers inhospitalières. Ceux-ci devenaient bientôt les meilleurs instruments du pouvoir, à tel point qu'on a soupçonné les Neutres de fabriquer de faux violoncellistes.
Mais peu importe.
Démocratie, le grand organe de presse de l'Etat Neutre se gargarisait d'anecdotes telles que :

 

Une barque s'est échouée hier sur les rives chinoises, avec à son bord un quatuor à cordes en tenue de concert, les corps transpercés de part en part par la pique du violoncelle, les morceaux d'instruments mélangés aux morceaux de corps.

 

Il fallut les états généraux du piano en 1445 AG à Berlin pour que la situation se défasse lentement, heureusement sans effusion de sang. On découvrit à la chute de ce régime des bibliothèques entières de sonates et quatuors annotés, composées par des artistes étrangers et interdits sur le territoire, ainsi que des familles de musiciens qui n'étaient jamais sortis des châteaux des Neutres. Parmi eux des violonistes, pianistes et même quelques altistes, toute la journée, répétaient les mêmes gammes irrégulières à l'unisson, à différents points du bâtiment. Des enquêtes plus poussées montraient que les chambres communiquaient selon un habile dispositif acoustique, qui permettait aux musiciens de se deviner, et de s'entendre, sans jamais se voir. D'autre part, l'établissement d'un diapason différent selon les étages des bâtiments permettait, en certains points de convergence, comme les escaliers ou la fontaine devant le perron, d'entendre des gammes microtonales d'une complexité inattendue.
On découvrit d'autre part en stock un grand nombre de petites radios à piles disposées ça et là dans les pièces, qui étaient réglées sur une chaîne d'état à usage interne qui ne diffusaient des œuvres que dans les tonalités interdites.
Du coup, la polyphonie absente à prospéré.
Née sous Rudule de Brur, au XIV° septentre d'AG, elle s'est développée sous Gandange, dit le mou, à cause de son absence quasi totale d'os. Affalé en permanence dans un sofa dont il épousait toutes les formes, il passait ses journées à écouter de la musique vocale, parfois avocale lorsqu'il était fatigué.
On a dit que c'était de là qu'était née la polyphonie absente : rien n'est moins sûr.
Le fonctionnement est simple : on joue une œuvre polyphonique, mais seulement une voix de cette œuvre, voix choisie arbitrairement. Cette voix est alors passée au théâtrophone, appareil qui lui permet d'être dilatée, expansée, doublée et traitée pour reconstituer une nouvelle polyphonie. C'est, normalement, le compositeur de l'œuvre originale qui se charge de la transformation dans le théâtrophone.
La polyphonie absente s'est ensuite développée en polyphonie vraiment absente, lors de la grande crise de 29 AG : l'absence de moyens a forcé les auditeurs à se satisfaire de la voix isolée sans le théâtrophone, trop onéreux. Du reste, St Gandange le Mou étant mort, tout le monde a développé sa propre polyphonie absente sans se préoccuper le moindre du monde des œuvres originales. Le point culminant de cette pratique est sans doute due à Schweizerhof, Alribert qui a eu l'idée lumineuse de jouer la polyphonie absente au moment des ablutions. Ainsi, on pouvait profiter des œuvres magnifiques des grands polyphonistes de l'Anté-Grande Période, sans être obligé de payer un chœur à domicile : un chanteur suffit, et au moment du rasage, plutôt que de chantonner toujours la même mélodie stupide, elle est chantonnée par le chanteur loué pour l'occasion. Les hôtels de luxe ont longtemps proposé cette activité musicalo-hygiénique, même si comme toujours, des dérives ont pu avoir lieu . Par exemple, certaines chanteuses venaient de l'institut de jeunes filles Chexbres sur Vevey en Loin, près de Lausanne, à 300 mètres au-dessus du lac Léman, où elles pouvaient profiter de la vie au Grand Air (Alriban Grand Air était précepteur et enseignant général à l'institut, il assurait leur éducation). Or cet institut était fort libéral, et une fois dans l'hôtel, quand elles devaient chanter pour des messieurs en train de se raser, il semble que certaines ont profité de l'opportunité pour chanter d'autres chansons que les polyphonies savantes et austères de Schweizerhof. Mais qu'importe, le principe est là : dans chaque bonne famille, ou chaque chambre d'hôtel, dans chaque voiture de train, dans chaque salle d'attente on peut, grâce à une jeune fille de Chexbres sur Vevey, entendre une polyphonie absente, ou en cas de besoin, la faire passer en mode avocal.
Le répertoire est devenu important très rapidement, et pour cause : une seule chanson polyphonique devenait une dizaine voire une centaine de chansons apolyphoniques.
Le club des Robes-Blanches, constitué des jeunes filles de Chexbres à la retraite, devenues matrones à poigne, s'est fait une spécialité, quelques années après dans la reconstitution totale des chansons polyphoniques d'origine ! C'était une expérience qui a connu un certain succès de curiosité pendant un moment, moment bref, car on s'est vite rendu compte que les chansons polyphoniques d'origine étaient peu polyphoniques, ou plutôt qu'elles étaient abominablement peu faites pour être chantées polyphoniquement. On en a conclu à une certaine imposture de la part de Schweizerhof, bientôt accusé et mis à mort. Il n'a été sauvé que par la mise en cause de son nègre, une petite fille qui en effet a avoué avoir composé toutes ces œuvres une cinquantaine d'années auparavant. On l'a trépanée, passée au four, et elle a été dévorée devant les caméras de télévision par Rugule II, dit l'Archi Dur, qui ne comprenait que des os, sous les yeux mouillés de Schwizerhof, Alribert.